GenèveLa directive de la police qui protège l'identité des VIP
Quand une affaire touche une personnalité, elle bénéficie alors d'une confidentialité renforcée.

Si le nom d'une personnalité apparaît dans un contrôle, il se peut qu'il ne figure pas dans la main-courante accessible à tout le corps de police.
Keystone/Jean-christophe Bott«Procédure VIP». C'est ainsi que les policiers genevois nomment entre eux celles où apparaissent des personnalités. Le service de presse des forces de l'ordre parle, lui, de «gestion des affaires sensibles». Quel que soit le vocable choisi, la finalité reste la même: limiter au maximum les traces écrites et le nombre d'agents au courant, pour éviter toute fuite.
Qui jouit de ce traitement qui peut, selon le point de vue, être perçu comme de faveur? En résumant, les élus, les magistrats et les célébrités. Une directive (lire l'encadré) liste précisément les catégories visées. L'information est alors «confinée dans des espaces de stockage à sécurité renforcée», notamment sur des serveurs cryptés dont l'accès nécessite des codes particuliers. Concrètement, si par exemple un procureur ivre cause un accident, l'événement figurera éventuellement dans la main-courante accessible à toute la police, mais le nom des protagonistes sera absent. Il ne sera connu que des seules personnes traitant directement l'affaire.
La police dit viser ainsi trois buts: protéger la sphère publique des intéressés (en estimant que les médias auront plus tendance à révéler l'identité d'une personnalité); préserver les enquêteurs des pressions externes; éviter de fâcheuses conséquences politiques (par exemple une brouille diplomatique). Une affaire peut aussi être classée sensible si elle concerne la sécurité intérieure ou risque d'alarmer la population.
«Opacité et rumeurs favorisés»
L'existence de cette directive (que «20 Minutes» a obtenue via une demande Lipad - la loi sur l'information du public et l'accès aux documents) était jusqu'alors largement inconnue. Ainsi Me Robert Assaël, pourtant spécialiste des affaires de police, n'en avait pas connaissance. S'il juge «incontestable» son volet relatif à la sécurité intérieure et à la protection des informations stratégiques policières ou politiques, il se montre très critique quant à sa partie VIP. «S'agissant des personnes qui en bénéficient, cette directive qui ne repose sur aucune base légale consacre une inégalité de traitement. Pourquoi un conseiller d'Etat, un juge ou un procureur serait-il plus protégé qu'un avocat, un médecin ou un simple citoyen? Ces fonctions à visibilité imposent une transparence totale. Cette directive favorise au contraire l'opacité et les rumeurs!» L'avocat note aussi qu'il défend un certain nombre de policiers et de gardiens de prison à qui la directive pourrait s'appliquer. «Or, tel n'a jamais été le cas. Y aurait-il un traitement à deux vitesses?»
Les risques du secret
Président de l'UPCP, le syndicat de la gendarmerie, Marc Baudat se dit pour sa part favorable à la directive VIP. «Je comprends parfaitement que les intérêts de l'Etat doivent être préservés.» Mais il précise. «Cette confidentialité renforcée ne peut s'opposer à l'action de la police. La finalité, soit la condamnation, sera toujours la même.» En revanche, l'argument du secret pour préserver les agents de pressions peine à le convaincre. «Si un policier tombe sur la femme d'un conseiller d'Etat, son intervention sera bien mieux protégée si rien n'est secret, ça c'est certain!»
Un député MCG: «C'est très sain»
Les députés interrogés, membres de la commission judiciaire et de la police, n'avaient pas non plus connaissance de cette directive, mais ne sont pas heurtés. «Même si elle peut choquer de prime abord, elle me paraît justifiée, réagit le socialiste Diego Esteban: dès qu'un policier atteint une personne avec une force de frappe médiatique, financière, le rapport de force est déséquilibré. Il est alors pertinent de protéger la procédure afin d'éviter toutes pressions extérieures aux enquêteurs.» Son de cloche identique chez François Baertschi, du MCG. «C'est très sain, cela permet à la justice d'être plus sereine. Des précautions dans la communication permettent une égalité de traitement au final. Et on l'a vu avec Pierre Maudet ou Serge Dal Busco: il n'y a pas de régime de faveur.»
«Tout dépend du délit»
La démocrate-chrétienne Anne-Marie von Arx, du PDC, est la plus mesurée. Elle rappelle l'affaire du fils Kadhafi, en 2008, accusé de violenter ses domestiques (lire l'encadré). Pour l'élue, qu'il ait été traité comme n'importe qui est normal. «Tout dépend du délit. S'il s'agit de traite d'êtres humains, si quelqu'un tabasse une femme, si une atteinte à l'intégrité d'une personne a été commise, je trouve juste de ne pas appliquer de régime spécial à l'auteur.» Dans tous les autres cas, l'existence d'une procédure VIP ne la choque pas. «C'est de l'opérationnel.»
Toute la hiérarchie policière avertie
Selon Jean-Philippe Brandt, porte-parole de la police, une affaire sensible l'est soit en raison des personnes impliquées, soit de la nature des faits, soit du contexte. Elle a alors «un caractère particulièrement attractif» qui provoque une augmentation du risque de fuite. Si l'agent pense qu'une procédure VIP s'applique, il saisit le commissaire de piquet, qui prend une décision (réversible en tout temps). Si elle est positive, elle est communiquée à la commandante de la police, au chef d'état-major, au chef des opérations, au chef des commissaires et au chef du service directement concerné. Le conseiller d'Etat, en revanche, n'a pas accès à l'information.
L'ombre d'Hannibal Kadhafi
Impossible d'aborder la question des VIP sans évoquer Hannibal Kadhafi. En 2008, le fils de l'ex-dictateur libyen était arrêté dans un palace genevois. Il était suspecté d'avoir maltraité deux employés. L'arrestation avait déclenché une grave crise diplomatique: deux Suisses avaient été retenus en otage en Libye jusqu'en 2010. La crise avait été aggravée par la publication en 2009 par la «Tribune de Genève» de photos d'identité judiciaire d'Hannibal, issues d'une fuite. L'un des buts de l'actuelle directive VIP est justement de rendre impossible la divulgation de tels documents.
Elus, magistrats, policiers et peoples
La directive sur les affaires sensibles date de juillet 2017. Elle précise qu'un agent doit envisager une procédure VIP si une des personnes suivantes est lésée, auteure, complice ou témoin: conseiller d'Etat, magistrat du pouvoir judiciaire ou de la Cour des comptes, élu, policier, gardien de prison, diplomate, haut fonctionnaire suisse ou étranger, cadre administratif de la police, personne particulièrement connue ou célèbre, notamment une personnalité politique ou médiatique, dirigeant d'une entreprise particulièrement connue.