Genève - La sécurité en prison est en péril, alertent les chefs

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GenèveLa sécurité en prison est en péril, alertent les chefs

Des hauts cadres de Champ-Dollon, inquiets, demandent sa mise sous tutelle par le Département de la sécurité.

La prison de Champ-Dollon souffre d’un fort taux d’absentéisme.

La prison de Champ-Dollon souffre d’un fort taux d’absentéisme.

TDG – L. Guiraud

«Aujourd’hui, s’il y a un problème dans une cellule, soit le gardien viole les règles de sécurité et intervient seul avec des risques évidents, soit il attend des renforts et un drame peut survenir», témoigne un cadre de la prison de Champ-Dollon pour illustrer le malaise actuel. La situation est effectivement inédite au sein de l’établissement genevois: les seize collaborateurs les plus haut placés après le directeur ont sauté à pieds joints par dessus leur hiérarchie (directeur et direction générale de l’Office cantonal de la détention, ndlr) pour s’adresser directement au conseiller d’Etat Mauro Poggia, chargé de la sécurité. Dans deux courriers révélés par la «Tribune de Genève», les cadres, en uniforme ou administratifs, dénoncent une hiérarchie sourde, un climat de travail insupportable, des manquements en termes de gestion du personnel et des conséquences graves sur la sécurité avec la mise en œuvre du projet Ambition.

Gardiens seuls aux étages

«Les valeurs du projet, soit l’accent mis sur la réinsertion et les prestations aux détenus, sont louables, mais encore faut-il savoir comment les mettre en oeuvre», détaille un collaborateur de la prison. Selon plusieurs de ses homologues, les ressources humaines nécessaires à l’implémentation d’Ambition n’ont pas été allouées. Conséquences, des gardiens parfois seuls aux étages, un sixième du personnel encore en formation et donc peu expérimenté ou encore des responsables d’unité mutés et remplacés par des référents «qui changent tout le temps. Pour les détenus, ce n’est pas idéal. Ils ont besoin de stabilité», relate un autre responsable. Ce dernier explique que le refus d’un vingtaine de détenus de rentrer de promenade en avril est en partie imputable à la nouvelle organisation. «La possibilité pour les détenus de se faire soigner a été diminuée de 20%, souligne-t-il encore. Cela provoque également de la grogne.» La situation est décrite par plusieurs cadres comme une poudrière prête à exploser.

Risque de rupture

Plus globalement, le projet Ambition aurait conduit à des transferts de forces de travail dans l’administratif ou le management au détriment du travail au contact des détenus. «Il était également prévu de diminuer de moitié le personnel affecté à la surveillance de la promenade et de manière générale les ressources allouées à la sécurité. Il a fallu se battre pour que cela ne se fasse pas», raconte un autre cadre. «Ambition est un échec à tous niveaux», résume un autre. Son collègue renchérit: «L’ancienne organisation était à même de pallier tous les types de difficultés; elle a fait ses preuves, contrairement à la nouvelle qui a dès le début montré ses nombreux dysfonctionnements et faiblesses.»

Cadres au bord du burn-out

Les cadres se disent épuisés de se battre contre leur directeur et le directeur général de l’Office cantonal de la détention (OCD) depuis deux ans sans être écoutés, qualifiés de «réfractaires au changement, ce que nous ne sommes pas». Selon eux, la situation est intenable: «Les collaborateurs courent à gauche à droite, poussés systémiquement à l’erreur, témoigne l’un d’entre eux. On va à pleine vitesse vers un épuisement généralisé.» Certains d’entre eux disent être à bout, expliquant avoir dû aller voir leurs médecins. «Si nous ne tenions pas à l’institution, nous pourrions être mis en arrêt immédiatement.» «Je me réveille toutes les nuits, cette situation me ronge», exprime l’un d’eux. «On sent chez le directeur et à la direction générale de l’OCD la volonté de mener à bien le projet Ambition coûte que coûte, au pas de charge, sans aucune considération pour la prison et ses équipes, dans un déni total des dysfonctionnements rencontrés. Les pressions et menaces sont quotidiennes.»

Taux d’absentéisme en hausse

Selon leurs dires, le personnel aurait perdu foi en son travail. Ils en veulent pour preuve un taux d’absentéisme en hausse depuis la mise en œuvre d’Ambition en avril (ce que l’OCD relativise, lire l’encadré) et un nombre de gardiens qui souhaitent être mutés dans un autre établissement anormalement élevé. La faute à une organisation désormais cloisonnée, «pas adaptée au travail pénitentiaire, explique un cadre. Les gardiens ont été formés à la polyvalence; là, on les enferme dans une tâche et dans un travail monotone. Entre 80 et 90 % des collaborateurs de la prison ne reconnaissent plus leur travail, il sont démotivés et mécontents de leurs conditions de travail actuelles».

Lien de confiance rompu

Pour ces cadres, il n’est plus possible de travailler avec le directeur en place, tant le lien de confiance est rompu. «Nous avons tout essayé depuis des mois et des mois, mais à chaque fois, si vous faites valoir une réserve, c’est la gifle!» Ils ne croient pas, «notamment vu l’urgence», à la médiation proposée par le conseiller d’Etat et se montrent circonspects sur l’audit qui sera mené. «Il faut voir quelles en seront les modalités et quel rôle y jouera l’OCD.» Ils demandent que la prison soit directement mise sous la tutelle du Département de la sécurité. «Nous voulons mettre l’institution et ses collaborateurs en sécurité. Cela dépasse le sort personnel de chacun de nous.» Ils décrivent le directeur de la prison comme un chargé de projet froid, aux apparences brillantes, mais qui gère l’institution de loin dans un climat totalitaire, divisant pour régner et s’arrangeant pour faire porter la responsabilité de ses propres décisions, prises sans concertation, sur ses subalternes et cachant les problèmes sous le tapis, avec l’assentiment du directeur général de l’OCD. «Mauro Poggia a été induit en erreur, on lui a toujours dit que tout allait bien.» Et de s’inquiéter pour l’avenir: «Le nombre de détenus va sans doute fortement augmenter. Si on n’y arrive pas aujourd’hui, comment fera-t-on demain avec des équipes démotivées et épuisées?»

Bilan prématuré

L’Office cantonal de la détention (OCD) confirme que la mise en oeuvre du projet Ambition a débuté le 19 avril 2021, après plus d’une année de préparation. Il estime prématuré de tirer un bilan à ce stade. Pour le surplus, l’OCD réfute les problèmes soulevés par les responsables. Il n’y a pas de diminution du nombre de gardiens à la gestion des détenus, au contraire puisque ceux-ci sont maintenant également encadrés pour le travail en atelier. L’Office indique également que, contrairement aux reproches, «chaque pavillon, composé d’unités, est placé sous la responsabilité d’un sous-chef». Des doléances sont néanmoins remontées jusqu’à la direction générale. Par ailleurs, l’OCD admet une augmentation du taux d’absentéisme de 6,13% le 19 avril contre 9,55% au 22 juillet. Mais il indique que ce taux était de 9,59% en janvier 2021. Enfin, s’agissant des demandes de mutation, il apparaît qu’elles sont effectivement en hausse, passant de 9 en 2020 à 17 en 2021, soit 5,4% des effectifs.

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