Vivre avec un «complotiste»: «Il y a des sujets qu’on n’aborde plus»

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SociétéVivre avec un «complotiste»: «Il y a des sujets qu’on n’aborde plus»

Avec la pandémie, de plus en plus de gens sont séduits par des théories du complot et en font part à leur entourage. Pour les proches, cette situation peut être frustrante, voire difficile à vivre.

Le temps passé sur internet, isolé, est un catalyseur pour les angoisses, la confusion et la méfiance, menant parfois à être séduit par des «explications trop faciles».

Le temps passé sur internet, isolé, est un catalyseur pour les angoisses, la confusion et la méfiance, menant parfois à être séduit par des «explications trop faciles».

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Un tiers des Suisses ont été séduits par une explication complotiste sur l’origine du Covid-19. Depuis des années, les théories fournissant des explications «un peu faciles» font de plus en plus d’adeptes en France également. La pandémie, mais aussi les angoisses et l’isolement qu’elle a causés, a renforcé ces récits et leur propagation sur les réseaux sociaux. De plus en plus de gens ont compris qu’un de leurs proches en était adepte. Gérer cette situation est au mieux délicat, au pire douloureux, pour l’entourage de ces sceptiques.

«Depuis quelques années, ce pote disait de plus en plus de trucs complotistes, par exemple que le monde était dirigé par des satanistes infiltrés au WEF et chez Google, raconte Léo*, 30 ans. Mais l’isolement et la pandémie l’ont fait passer au niveau supérieur: les vaccins, la 5G, «tout est prévu». Sa réaction quand j’ai dit que j’avais téléchargé SwissCovid a profondément jeté un froid entre nous. À ses yeux, je suis un mouton. Et même s’il peut bien croire ce qu’il veut, je suis dérangé par son attitude méprisante.»

Les récits conspirationnistes ne sont pas récents, mais internet les a intensifiés, explique Pascal Wagner, chercheur en psychologie sociale à l’Université de Fribourg. «Avant, une théorie lancée au café du commerce sous le coup de l’émotion disparaissait rapidement. Désormais, elle est écrite, elle circule, prend de l’ampleur et se perpétue. Le web devient un réservoir sans fond pour ces récits.» Et de rappeler que si certaines théories s’avèrent fondées, comme l’affaire des armes de destruction massive en Irak, cela ne prouve en aucun cas que les autres le sont. «Comme un astrologue qui ferait mille prédictions et tomberait juste une fois: cela ne dit rien de ses autres prédictions.»

«Effet de communauté» presque sectaire

Si Léo s’est éloigné temporairement de son ami, Jérôme* n’a pas pu en faire de même avec sa mère, happée depuis plusieurs années déjà. «Elle a toujours remis en question les théories officielles, ce que je respecte, raconte le jeune homme. Mais, après une opération, elle a eu beaucoup trop de temps à occuper et s’est «perdue» sur internet. Les vidéos de contre-information tournent désormais en boucle chez elle. Elle a une théorie pour tout et nous envoie des liens et des pétitions. Les arguments rationnels n’y font rien. Il y a donc des sujets qu’on n’aborde plus.»

Pour Jérôme, l’arrivée du Covid-19 était doublement angoissante car elle signifiait l’émergence de nouvelles théories et de «fioul pour ses délires». «Elle a compris que je ne voulais plus qu’on en parle. Ça me met hors de moi, j’en arrive à douter de la réalité car elle reste ma mère, mon modèle… J’ai peur pour elle, qu’elle entre dans une secte, par exemple, et ça me fait de la peine de la voir perdre des amis et ne penser plus qu’à ça…»

Pascal Wagner note un «effet de communauté» poussant «ceux qui ont compris» à se voir comme plus éclairés et à se couper de leurs proches, comme un sacrifice nécessaire. Justement un peu comme dans une secte. «On peut certainement voir certains parallèles, confirme Susanne Schaaf, du centre d’aide InfoSekta. L’environnement est ressenti comme une menace. Les critiques ne sont pas prises au sérieux, car «du mauvais côté», et les proches dévalorisés, car «endormis».

«Les frontières claires d’une secte sont toutefois remplacées par une structure nébuleuse en réseau.» Il est très difficile pour les proches d’y faire face, constate-t-elle. «Dans ces cas, nous déconseillons la confrontation directe car cela ne fait que durcir les fronts. Il est plus important que la relation ne soit pas rompue. Il est également utile de comprendre pourquoi la personne concernée croit à ce mythe. Peut-être qu’en temps voulu il sera possible de poser l’une ou l’autre question critique.»

Des situations plus légères

Pour Pascal Wagner, le coronavirus a aussi fait évoluer notre réaction face aux complotistes. «De plus en plus de gens remarquent qu’un proche s’est laissé séduire, et quand il avance des explications farfelues, ils essaient de lui répondre, car on a pris conscience des dangers que ces récits comportent.»

Tim*, par exemple, a des débats de haut vol avec son frère, pourtant de formation scientifique, qui met désormais en doute certains aspects du réchauffement climatique. «Il est très renseigné, mais pas par de bonnes sources, explique-t-il. Alors je me suis plongé à fond dans les rapports d’experts pour avoir les clés pour lui répondre. C’est finalement intéressant et enrichissant. S’il n’y avait pas cette crainte que ses théories nuisent à sa réputation ou à son avenir professionnel… Et une certaine solitude pour lui qui croit «savoir» au contraire de tous les autres…»

Francesco*, au contraire, évite désormais le sujet des vaccins avec son amie devenue farouchement «antivax». «On est en très bons termes et on se laisse chacun penser ce qu’on veut. Je la respecte et je comprends son envie de creuser, car j’ai la même. J’ai aussi la sensation que «complot» veut tout et rien dire et que beaucoup de choses sont moins claires que ce qu’on voit. Mais face aux choses qui échappent à notre compétence, aux informations qui sont hors de notre portée, notre réaction est différente: elle, elle s’improvise chercheuse sans avoir de méthode, tandis que moi, si je ne peux pas obtenir de preuves, je lâche prise.»

*Prénoms d’emprunt

Comment répondre à un défenseur d’une «théorie du complot»

Un document utilisé par InfoSekta recommande d’entrer dans le débat avec ouverture d’esprit et de reconnaître l’esprit critique de la personne avec qui l’on parle, afin de l’amener à utiliser ce scepticisme pour questionner ses propres théories. Toute agressivité, ridiculisation ou volonté de «gagner la discussion» doit être évitée.

«Il est rationnel de se méfier et de remettre en question ce qu’on nous dit, rappelle Pascal Wagner. Mais les bizarreries dans la thèse officielle ne suffisent pas à prouver une théorie opposée. Chacun devrait se confronter aux faits allant dans les deux sens afin de trancher pour le plus probable. On ne devrait pas abandonner une théorie pour une autre avant d’avoir de meilleures preuves pour celle-ci que pour la précédente, surtout quand on n’est pas un spécialiste. C’est la méthode du doute raisonnable.»

Autres techniques avancées par le chercheur: «Il suffit d’imaginer que plus le complot est grand, plus il y a un risque de fuites, moins le complot est plausible, ajoute ce spécialiste. Et il ne faut jamais oublier de se demander quel intérêt servirait la machination. Cette question est trop souvent éludée.»

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