Fake news sur l’île des SerpentsVoici l’exemple typique de propagande et contre-propagande
Le sort des militaires ukrainiens de l’île des Serpents est avant tout représentatif du «brouillard d’informations» en temps de guerre, ont conclu deux chercheurs auprès de l’AFP.
«Allez vous faire foutre» ont été les derniers mots des treize gardes-frontière ukrainiens aux sommations russes sur l’île des Serpents en mer Noire», affirmait une publication Twitter partagée des centaines de fois depuis le 25 février 2022. Ce message a fait le tour du réseau social avant d’être repris par de nombreux médias, dont 20 minutes, le jour même.
L’Ukraine avait affirmé que les soldats étaient morts en héros, information qui a été démentie par le camp russe dans les jours qui ont suivi. Les soldats ukrainiens avaient en fait été faits prisonniers lors de l’assaut de l’île des Serpents par l’armée russe.
Rappel des faits
L’île des Serpents, ukrainienne depuis la chute de l’URSS en 1991, se situe à une petite cinquantaine de kilomètres des côtes de l’Ukraine, et à plus de 300 km à l’est de la Crimée, région annexée par la Russie en 2014. De par sa position stratégique, les forces russes n’ont pas mis longtemps avant de l’attaquer après leur déclaration de guerre à l’Ukraine. Tout au long de la journée du 24 février, les gardes-frontière ukrainiens ont détaillé l’évolution de l’assaut russe de l’île, dans plusieurs publications Facebook, avant d’annoncer qu’elle avait été «prise» par l’armée russe en début de soirée.
«Tous les gardes-frontière de notre île Zmiïnyï sont morts héroïquement en la défendant jusqu’au bout. Ils n’ont pas renoncé. Ils recevront tous, à titre posthume, le titre de Héros d’Ukraine», a alors déclaré le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, le jour d’après. Et c’est ainsi que cette fausse information a rapidement fait le tour du web, reprise par bon nombre de médias.
Propagande et contre-propagande
Pourtant, le porte-parole du Ministère russe de la défense, Igor Konashenkov, avait annoncé dans la foulée, toujours le 25 février, que «82 militaires de l’île des Serpents dans la mer Noire se sont volontairement rendus aux forces armées russes», sans faire part d’aucun décès sur l’île. Le 26 février, demi-retournement de veste du côté ukrainien: des gardes-frontière ukrainiens ont fait part d’un «solide espoir» que tous les soldats présumés morts présents sur l’île des Serpents soient finalement «en vie».
En parallèle, un reportage russe diffusé sur une grande chaîne nationale a confirmé que les militaires étaient en vie et dénonçait la «propagande horrible» des autorités ukrainiennes, qui avaient «enterré leurs morts» prématurément et en qualifiant de héros posthumes des hommes vivants. «Concernant les marins et les gardes-frontière faits prisonniers par les envahisseurs russes sur l’île des Serpents, nous sommes très heureux de savoir que nos frères sont vivants et que tout va bien pour eux», indiquaient finalement les forces navales ukrainiennes le lundi 28 février sur Facebook.
Décryptage
Ces rebondissements illustrent «le brouillard d’informations dû à la guerre» et «le désir de propagande» des deux camps, selon Arnaud Mercier, professeur en communication à l’Université Paris-II Panthéon-Assas, et auteur d'«Armes de communication massive». «Les autorités ukrainiennes ont préféré surinterpréter que d’attendre des confirmations, pour en faire un premier moment d’héroïsation de la guerre: il y a un effet d’aubaine», détaille le spécialiste. La tentation de «montrer que le peuple ukrainien sait faire preuve de panache» était trop forte pour le pouvoir ukrainien.
Du côté du Kremlin, «l’armée russe s’est empressée d’utiliser l’affaire pour affirmer que l’armée ukrainienne fait de la propagande mensongère, et tente de faire de cette histoire un symbole qui montrerait que toutes autres formes d’héroïsme ukrainien seraient des mensonges», explique le spécialiste de la communication. «Les autorités ukrainiennes ont trouvé une porte de sortie honorable en reconnaissant qu’ils sont ravis que les hommes de l’île des Serpents soient toujours vivants: cela ne décrédibilisera probablement en rien les autorités ukrainiennes auprès des Ukrainiens et de leurs soutiens. À l’inverse, la communication russe confirme la défiance anti-ukrainienne», résume pour sa part Arnaud Mercier.
Prendre du recul
Pour Stéphanie Lamy, spécialiste des opérations sémantiques et autrice d’«Agora Toxica», «la rapidité avec laquelle le gouvernement ukrainien s’est saisi de l’histoire de ces soldats révèle surtout la fluidité de la situation, et la variation de ce qui est vrai à un moment t et peut ne plus l’être ensuite en zone de guerre». Elle relève également qu’«avec cette guerre, c’est la première fois que des civils ont à leur disposition des ressources étatiques dans l’effort de guerre informationnel, y compris la connectivité assurée par l’État et la coordination des campagnes sur les médias sociaux».
Pour conclure, Stéphanie Lamy demande aux internautes, surtout ceux qui ne vivent pas au cœur de ce genre de drames, de «prendre du recul sur ce type de contenu, émouvant», et à ainsi «éviter de partager» les publications dont les informations sont impressionnantes, pour limiter la «mésinformation».